Ariège - Vèbre Chemins Faisant - Lordat - Un Grognard
Vèbre-Lordat - Le Reiot
Vèbre dominé par le château de Lordat
Texte publié dans La croix de l’Ariège en septembre 1965
M. Jean-Baptiste Rauzy, de Vèbre, est âgé de 91 ans. Malgré son âge, il conserve toutes ses facultés intactes et une écriture ferme et lisible. Quand on est nonagénaire, les souvenirs d’une longue vie reviennent en foule. C'est ainsi qu'il vient de « coucher » sur le papier, pour la Croix de l'Ariège », ce qu'il a retenu des exploits de son and-père maternel, que celui-ci racontait pendant les veillées hiver.
Le père de M. Jean-Baptiste Rauzy, M. François Rauzy, de Vèbre, avait épousé une jeune le de Lordat, Melle Ephrasie Rauzy. C'est le père de cette dernière qui avait été un soldat courageux et même héroïque de Napoléon Ier. Il fut mobilisé rodant le Consulat et incorporé au 12e de ligne qui portait, sur son drapeau, cette fière inscription «Français, souvenez vous que le 12e de ligne fut le premier régiment de France qui entra à Berlin, en1806»
M. Rauzy participa aux batailles d'Italie, pour en chasser les, occupants autrichiens, puis à la campagne d'Égypte, qui chassa s Turcs et lui permit d'admirer... Bonaparte et... les Pyramides. Il racontait l'ardeur, le fanatisme des soldats qui se seraient fait « hacher » pour leur chef et qu'ils acclamaient partout.
En 1806, il entra en Allemagne.., et se rapprocha peu à peu, en combattant, de la capitale de la Prusse. Napoléon voulait entrer triomphalement à Berlin. Avant la dernière étape, l'empereur annonça à son armée « Nous allons doubler l'étape de nuit, et nous arriverons à l'aurore à Berlin pour sonner aux habitants le réveil du matin. Là, nous aurons de quoi manger à volonté. »
Les soldats, affamés par suite du manque de ravitaillement, obéirent aussitôt, et la marche reprit, malgré la fatigue, jusque devant la ville.
Le 12e de ligne fut désigné, parmi tous les régiments, pour entrer le premier à Berlin. Il le fit, précédé de sa musique, de ses tambours et de ses clairons.
Partout s'ouvraient les fenêtres. Les Prussiens étaient tout étonnés de voir les Français arriver de si bonne heure. L'armée parcourut les grandes artères de la ville. Les autorités s'empressèrent d'apporter les clés de la cité à l'empereur. Celui-ci leur donna l'ordre de réquisitionner toutes les boulangeries et boucheries, et de procurer une nourriture abondante à tous les soldats pour midi. Un verre de bière devait être prévu pour chaque homme à chaque repas. Les chefs alors s'occupèrent du cantonnement.
Le repas fut prêt non pas à midi, mais à une heure. Pain, viande cuite et même pâtisserie arrivèrent, et de la bière à volonté, à tel point que de nombreux soldats s'enivrèrent. On devine l'appétit de ces hommes qui, jusque-là, avaient connu la faim. Et l'après-midi et toute la nuit, les soldats purent se reposer.
A minuit, l'empereur visitait encore les cantonnements, comme un adjudant de compagnie à la caserne. On se demandait s'il arrivait à dormir.
Le lendemain, les musiques donnèrent un concert sur les places. Tout Berlin y assista. Et l'après-midi ce furent des bals où les Berlinoises en foule firent danser les soldats. Toutes voulaient danser avec eux. M. Rauzy ajoutait « On attrait dit nue nous étions venus non pas en vainqueurs, mais en libérateurs. »
Après une autre nuit bien tranquille, l'armée quitta la ville le matin de bonne heure, après avoir défilé de nouveau derrière les musiques.
Jean Rauzy prit part ensuite à la guerre d'Espagne.
Cette nation opposa à l'armée française une résistance farouche
Formés en bandes dans les montagnes et les ravins, propres aux embuscades, les paysans harcelaient nos colonnes, enlevaient les convois, massacraient les isolés, les traînards et les blessés. Ils mutilaient les soldats prisonniers. Les Français devaient exercer une surveillance sans relâche. Pendant quatre mois ce furent des atrocités. Saragosse fut prise, maison après maison, rut après rue, mais plus de 4.000 personnes périrent à titre de représailles. Les Français, furieux des excès des francs-tireurs et des guérilleros, reçurent l'ordre de tout massacrer hommes, femmes, enfants. Heureusement la plupart refusèrent d'exécuter cet ordre barbare. Et pourtant, pendant trois semaines, ce ne furent que pillages et incendies. Devant l'impossibilité des réquisitions, chacun se débrouillait pour vivre. Pour empêcher les soldats de trouver de la nourriture dans les villes, les Espagnols avaient évacué vivres et bestiaux. Il fallait aller les chercher à la campagne, baïonnette au canon et fusils chargés. Les soldats pénétraient dans les propriétés et les fermes, s'emparaient par la force du .bétail qu'ils tuaient sur place et ramenaient sur des charrettes, traînées par les ânes et les mulets. Rentrés dans la ville, ils allaient chercher dans les maisons les ustensiles de cuisine, mais les femmes les recevaient avec des tisons enflammés, ou les menaçaient de leurs couteaux. Les Français devaient les ceinturer pour pouvoir faire main basse sur le matériel nécessaire. Puis ils faisaient cuire la viande, que d'ailleurs faute de combustible suffisant, ils mangeaient souvent presque crue.
Un jour, des hommes mirent le feu au cantonnement de Jean Rauzy. Les Français se mirent à leur poursuite. Les incendiaires se réfugièrent dans une église. Là, à leur tête, se trouvait un moine qui, brandissant une grande croix en fer, l'abattait sur les assaillants et faisait des ravages. Il se démenait avec une telle agilité que les soldats le prenaient pour le diable en personne. Ils réussirent à lui fracasser les jambes à coups de crosses. Ils disaient que si tous les ennemis s'étaient défendus comme lui, aucun soldat de Napoléon ne serait rentré en France.
Quand le gros de l'armée repassa la frontière, il emportait le souvenir d'une guerre cruelle et la malédiction de tout un peuple qui s'était défendu sans faire de quartier, et avait massacré malades, blessés et prisonniers.
M. Rauzy racontait ensuite la guerre et la retraite de Russie
Nous partîmes, disait le vieux soldat, au nombre de 280.000 François, 30.000 Autrichiens, presque autant de Prussiens, Polonais, Belges, etc..., en tout plus de 300.000 hommes. Ces étrangers faisaient de mauvais guerriers, et ils avaient raison, car ils ne se battaient pas pour leur pays mais pour les beaux yeux de l'empereur français. C'est eux qui grognaient le plus ».
Puis M. Rauzy parlait des victoires, du mauvais ravitaillement, de Moscou et des ruses employées par les Russes. Il parlait surtout du terrible hiver qui s'abattit sur les combattants... Et ce fut la retraite misérable et meurtrière... En face de la Bérézina, Napoléon, pour protéger le passage de l'armée sur le fleuve, laissa une arrière-garde commandée par Ney, qui installa deux compagnies de fantassins sur une colline avec une batterie d'artillerie de campagne afin de ralentir la marche des Musses et donner le temps d'établir un pont. 100 pontonniers commencèrent d'établir un ponton, tandis que 100 autres traversaient le fleuve à cheval avec tout le matériel pour continuer les travaux de l'autre côté. Il n'y avait pas d'arbres pour attacher les chevaux. L'empereur, qui, de la rive, surveillait les opérations, s'en aperçut, et, se tournant vers le 12e de ligne, qui était tout près, il demanda un volontaire pour traverser le fleuve et aller garder les chevaux.
Personne ne se présentait Alors le soldat Rauzy s'écria« J'irai, mon Empereur ».
- Eh bien ! Vas-y !
Et notre Ariégeois, ayant sorti sa capote pour ne pas la mouiller, traversa le fleuve en s'appuyant sur un bâton et en suivant la trace des chevaux qui avaient coupé la glace avec leurs pieds.
De l'autre côté, il remit sa capote, mouillé jusqu'à la ceinture. On assembla alors tous les chevaux et on les confia à sa garde Le pont à peine ébauché, Napoléon passa sur l'autre rive. Il s'approcha de Rauzy et le vit grelotter de froid. Alors il sortit sa propre capote et la mit sur les épaules du soldat. Il lui demanda :
« Comment t'appelles-tu ?
- Rauzy Jean-Baptiste.
- D'où es-tu ?
- De Lordat.
- Dans quelle région ?
- En Ariège, mon Empereur
Alors, sortant de son gilet une feuille de papier et un crayon, il écrivit !
« Moi, Empereur des Français, décerne la Légion d'honneur à Jean Rauzy, de Lordat, Ariège, pour son courage et son dévouement au passage de la Bérézina. Signé Napoléon ».
Et, pliant le papier en quatre, l'empereur ajouta « Mon ami, tu es un brave, je me souviendrai de toi; conserve ce billet, il pourra te servir un jour
Et il accrocha la Légion d'honneur sur la capote de Rauzy.
Quand le pont fut terminé, et après le passage de tous les soldats, Napoléon reprit sa capote.
La mère de Jean-Baptiste Rauzy, Ephrasie Rauzy, de Lordat I épouse de François Rauzy, de Vèbre, était la fille du « grognard » ariégeois de Lordat, Jean Rauzy. Elle continue de raconter les histoires authentiques qu'elle avait entendues de son père, surtout dans les veillées d'hiver.
Jean Rauzy a donc reçu la croix de la Légion d'honneur, au passage de la Bérézina, des mains de Napoléon lui-même.
Il a la chance de survivre à la retraite de Russie, à la faim, au froid, aux marches terribles dans la neige, et aux attaques incessantes de l'ennemi. Les « grognards » sont fatigués. Les deux plus vieilles classes peuvent rentrer dans leur foyer. Jean Rauzy est du nombre de ceux qui quittent l'armée. Il va partir vers l'Ariège par la route, puisque les chemins de fer n'existent pas encore. Napoléon fait payer à chaque soldat démobilisé le prix des diligences, et notre Ariégeois se dirige vers le Midi. Couchant le soir sur la paille, à côté des chevaux, dans les relais, il met 'huit jours pour arriver à Foix.
Le lendemain de son arrivée, il prend la voiture Foix-Ax qui l'emmène jusqu'à Luzenac. Le trajet lui coûte 3 sous (1 fr 50).
Le voyageur, avec tous ces remous de voyageurs qui montent et descendent sur les routes, mal nourri, bousculé, manquant de sommeil, est extrêmement fatigué. Il s'assied un moment et contemple son village de Lordat perché là-haut sur la montagne; comme un nid d'aigle, au pied du château féodal. Il est ému, les larmes coulent de ses yeux. Cc, village qu'il n'a pas revu depuis plus de dix ans, il se remet à l'aimer. Il a souvent pensé à lui et à sa famille, mais ces vie a été tellement mouvementée !
Il monte le chemin rocailleur et arrive vers midi à sa maison. Il entre sans frapper. Ses parents, n'ayant plus de nouvelles depuis quatre ans, le croyant mort en Russie, le regardent stupéfaits. Puis -ils le reconnaissent et sautent à son cou en pleurant, Il pleure lui aussi et ne sait que dire c J'ai fini ma campagne ». Et il réclame un bol de lait bien chaud, pour se réconforter de sa fatigue. Puis il s'endort jusqu'au lendemain du sommeil du juste. Les siens font silence pour ne pas l'éveiller. Le soir, les cauchemars l'assaillent. Il se revoit en Espagne alors que les guerilleros, le couteau au poing, le pour suivent pour le tuer. Et cela dure toute la nuit.
Enfin il se réveille au matin et n'en revient pas de se trouver chez lui. Il est heureux. Il se lève et trouve la maison pleine de monde. Tous l'interrogent, il raconte ses campagnes. Il montre sa Légion d'honneur et le billet de l'empereur. Il prend un marteau et une pointe et va clouer ce précieux papier sur le mur derrière son lit. Il dit aux Lordatois qui ne font que le regarder « Se m'abios bist, ambe la capote de l'Empurur sur las espalhos, et la Legion d'Haunou agrafado à la mibo, semblabo à un Reyot - (petit roi). Ce sobriquet de Reyot, qu'il s'était donné sans le vouloir, lui resta jusqu'à sa mort. Ce n'était plus Rauzy, mais le Reyot de Lordat. Ses enfants et ses petits enfants ont hérité de ce surnom. Les cousins du narrateur, à Vébre, jusqu'à la troisième génération, s'appellent encore Janou del Reyot, Madeleine et Joséphine del Reyot.
Jean Rauzy reprit son travail de cultivateur montagnard, mais sa pensée revenait souvent vers l'empereur exilé à Sainte-Hélène et il maudissait Louis XVIII qui avait fait fusiller le maréchal Ney. Quand il apprit la mort n6 Napoléon, les larmes lui vinrent aux yeux, il tomba à genoux et récita une prière pour le repos de son âme. Le « grognard n'oubliait pas son empereur.
Alors que les campagnes meurtrières ne lui avaient pas même infligé de blessure grave, le choléra de 1854 le conduisit au tombeau. En deux jours, moururent dans sa maison, le fils aîné et la belle-fille. Le troisième jour ce fut son tour. Il mourut en l'espace de deux heures dans des souffrances atroces. Son corps repose dans le petit cimetière de Lordat, à côté de ses ancêtres et son âme a trouvé la paix en un lieu où n'existent plus les guerres ni les maladies, ni les souffrances, où règnent la charité et le bonheur parfait.
Nous remercions M. Jean-Baptiste Rauzy, du récit intéressant qu’il nous a envoyé pour les lecteurs de « La Croix de l'Ariège et nous lui souhaitons de devenir centenaire, et au-delà. Sa foi chrétienne lui permet da surmonter les épreuves inévitables de la vieillesse et de garder la joie au fond du cœur.
Texte recueilli par PJM
Le Castor